« “Que peut bien être l’histoire d’un esprit ? diront quelques personnes en ouvrant ce volume. On peut faire, à la rigueur, l’histoire d’un homme : il a parlé, il a écrit, il a agi : on sait où le prendre, et on peut le suivre et le juger. Mais un esprit, surtout l’esprit d’un savant, c’est l’oiseau qui vole ; on ne le voit que lorsqu’il se pose ou qu’il prend son essor. Quand il s’agit d’un génie comme Pasteur, la difficulté semble même insoluble. On peut, en y regardant bien, ne pas le perdre de vue. préciser les points où il a touché terre. Mais pourquoi s’est-il abattu ici et non là ? Pourquoi a-t-il pris cette direction et non cette autre, pour s’envoler vers de nouvelles découvertes ? Si vous pouviez le savoir et nous le dire, Pasteur ne serait plus un génie, échappant à l’analyse ; et si vous ne nous le dites pas, vous dresserez un procès-verbal, vous n’écrirez pas une histoire.” Tout cela est vrai, et pourtant j’ai écrit ce livre. J’ai eu pour cela deux raisons. La première est que Pasteur n’est pas un savant comme les autres. Sa vie scientifique a une admirable unité ; elle a été le développement logique et harmonieux d’une même pensée. Sans doute, il ne savait pas, quand il faisait ses premières études de cristallographie, qu’il aboutirait un jour à la prévention de la rage. Mais Christophe Colomb ne savait pas non plus, en partant, qu’il découvrirait l’Amérique. Il devinait seulement qu’en allant toujours dans la même direction, il trouverait quelque chose de nouveau. Ainsi a fait Pasteur. Dès ses premiers travaux, il a eu devant lui un problème de vie, il a trouvé la route pour l’aborder, et depuis il a toujours marché dans la même voie, en consultant la même boussole. Sans doute il a traversé des pays bien divers où il a laissé sa trace. Mais il ne les cherchait pas, ils étaient sur son chemin, et la grandeur de ses découvertes fait que l’histoire de son esprit, même réduite à un procès-verbal, peut revêtir les allures d’un roman d’aventures qui serait vrai. »