« Parmi les causes multiples de la Révolution, on néglige généralement d’en signaler une : La France, au temps de Louis XVI, était trop heureuse. Elle se flattait de l’illusion qu’il suffirait d’un faible effort pour propager son bonheur et transformer l’Europe entière en un paradis terrestre.
Nos trisaïeuls fondaient cette présomptueuse conviction sur l’orgueil d’être français, d’appartenir à la nation la plus raffinée, la plus élégante et la plus industrieuse du monde ; à l’égard des étrangers, ils témoignaient d’une indifférence un peu dédaigneuse : ils savaient que toutes les chancelleries avaient adopté notre langue ; le roi de Prusse, lui-même, parlait et écrivait en français. Le moindre bourgeois parisien jugeait inutile de voyager « pour voir des choses inférieures à ce qu’il possédait chez lui » et considérait les souverains étrangers comme des petits rois de province : le seul, le vrai monarque était celui de Versailles. Mercier, l’auteur du Tableau de Paris, disait à un Anglais : « Qu’est-ce que votre roi ? Il est mal logé : ça fait pitié. Voyez le nôtre : est-ce un château superbe ? Quelle grandeur ! Quel éclat1 ! » Les plus humbles, en effet, tirent vanité de cette magnificence : ce serait grande erreur de croire qu’ils en sont scandalisés ou jaloux : elle les flatte et les mémorialistes de cette époque s’accordent à constater cette unanimité de satisfaction. Ce qui frappe dans ces récits, c’est que leurs contemporains, à quelque classe qu’ils appartiennent, ne semblent pas avoir d’autre préoccupation que de mener la vie facile et, pour s’en tenir aux Parisiens, il paraît manifeste que, dans les années d’avant 89, ils s’estimaient parvenus au summum de la félicité humaine ; l’un d’eux, rappelant plus tard ses impressions d’enfance, écrivait : “L’homme, au matin de la vie, se croit le maître de la terre ; placé à Paris, il se croit le maître des cieux.” »