« Je n’avais pas vu de vrais bois depuis un an, et il y en aura bientôt dix-huit que je n’ai visité ceux-ci. A la descente du chemin de fer, quand, les oreilles encore toutes résonnantes des mille bruits parisiens, je me suis trouvé en pleine solitude sylvestre, j’ai ressenti une brusque commotion, et le vieux forestier qui sommeillait en moi s’est soudain réveillé.
“On redevient sauvage à l’odeur des forêts”, a dit un poète contemporain. Cette maxime paraîtra peut-être contestable à ceux dont le courant tumultueux des grandes villes a bercé l’enfance et agité la jeunesse, mais elle est rigoureusement vraie pour quiconque a été élevé au milieu des forêts. Ce qui nous prend et nous charme, nous autres boisiers, ce n’est pas seulement l’originale beauté de ces nappes de verdure ondulant de colline en colline ; ce n’est pas la fière tournure des chênes centenaires, ni la limpidité des eaux ruisselantes, ni le calme des futaies profondes ; non, c’est par-dessus tout la volupté des sensations d’autrefois, ressaisies tout-à-coup et goûtées à nouveau. L’odeur sauvage, particulière aux bois, la trouvaille d’un bouquet d’alises pendant encore à la branche, ou d’une fleur perdue de vue depuis des années, le son de certains bruits jadis familiers : — la rumeur d’une cognée dans les coupes lointaines ou les clochettes d’un troupeau vaguant dans une clairière, — toutes ces choses agissent comme des charmes pour évoquer les esprits élémentaires qui dorment au fond de l’homme cultivé. Alors l’habit de théâtre que nous revêtons pour jouer notre rôle dans la comédie de la vie civilisée et raffinée, ce vêtement d’emprunt aux couleurs voyantes, aux étoffes précieusement brodées et artistement taillées, se déchire de lui-même et s’en va par lambeaux pendre aux buissons de la route. L’homme primitif reparaît avec la souplesse de ses mouvements naturels, la soudaineté de ses désirs, la naïveté de ses étonnements enfantins. Plongé dans ce bain des verdures forestières, il sent sourdre en lui une sève remontante ; et, dans son imagination rajeunie, les féeries du temps passé se remettent à chanter leurs contes bleus... Peu à peu j’ai éprouvé cette merveilleuse transformation, tandis que la voiture descendait les rampes tournantes de la forêt. Les sonnailles du cheval tintaient glorieusement, et glorieusement, entre deux traînées de lumière, les ombres des nuages glissaient le long des pentes boisées. Partout une mer moutonnante de feuillées épaisses ; mes regards, réjouis par la variété des verts, tantôt remontaient les rapides couloirs des tranchées abruptes, tantôt plongeaient dans les entonnoirs des combes, Et quelle pacifique et endormante solitude ! »
Fruit d’une sélection réalisée au sein des fonds de la Bibliothèque nationale de France, Collection XIX a pour ambition de faire découvrir des textes classiques et moins classiques dans les meilleures éditions du XIXe siècle.