Naissance de deux sociologues sur les fonds baptismaux de la science et de la politique — Plutôt « écrivain public » qu’intellectuels’autoproclamant porte-parole d’une cause — Comprendre les rapports de domination comme un mécanisme auquel participent les dominés.
Comment être utile dans un contexte de colonisation et de guerre de libération? C’est la question que se posent le Béarnais Pierre Bourdieu et le Kabyle Abdelmalek Sayad en pleine effervescence révolutionnaire. Dès leur première rencontre, à l’université d’Alger, en septembre 1958 (ils ont 25 et 28 ans), va se nouer une forte amitié intellectuelle sur la base d’une même volonté de comprendre et de changer le cours des choses. Inscrit en licence de psychologie, instituteur dans la banlieue algéroise, Sayad milite au sein des libéraux, mouvance qui rassemble plusieurs tendances politiques progressistes favorables à l’indépendance de l’Algérie, mais distantes des mouvements nationalistes et fondant leur projet sur une fraternité entre «Algériens» et «Européens». Proche lui aussi de cette mouvance, Bourdieu, qui enseigne la philosophie et la sociologie, vient de publier son premier ouvrage, Sociologie de l’Algérie, où il analyse les fondements de la société algérienne et les conséquences sociales de la guerre...
Bourdieu et Sayad s’opposaient à la vision philosophique et la posture gauchiste de Sartre-Fanon parce que leurs enquêtes de terrain leur avaient montré que la plus grande partie de la population, dont le sous-prolétariat paysan, ne disposait pas des ressources nécessaires pour tenir un rôle messianique ni se projeter versune société démocratiquesocialiste postcoloniale.
Partant du travail de recherche pour sa thèse de sociohistoire (avec Gérard Noiriel), Amín Pérez a nourri son récit des archives publiques et privées de Bourdieu et de Sayad (dont leur correspondance, ainsi que celle de chacun d’eux avec Mouloud Feraoun, Himoud Brahimi, André Nouschi, etc.) complétées d’entretiens avec les survivants de ces années à Alger.