Existe-t-il des « pensées de crise », des pensées qui ne soient pas simplement nées durant une « crise », mais qui soient entièrement ordonnées au processus critique ? Il n’est pas de meilleur terrain d’investigation, pour répondre à cette question, que la république de Weimar, puisque celle-ci a vécu toute sa brève existence (de 1919 à 1933) sous le signe d’une crise structurelle, multiforme et toujours en voie d’exacerbation. Mais, surtout, la crise de Weimar a fait l’objet d’une constante réflexion de la part de ceux qui en étaient les acteurs. La pensée de Weimar est une pensée de crise, cela va presque de soi, mais elle est aussi une pensée de la crise, une pensée dont l’objet même est de réfléchir une situation insupportable. C’est chez les juristes que le débat théorique a été le plus immédiatement politique, et de la manière la plus explosive. Ses protagonistes sont mus par la conviction que le régime vit une crise si profonde que seules des transformations radicales pourront en venir à bout. Et c’est ici qu’ils rejoignent, volens nolens, le débat politique ordinaire de Weimar : ce qui est toujours en question, c’est la possibilité et la forme d’une transformation profonde, d’une révolution, prolétarienne ou nationale... Ainsi, la pensée juridique de Weimar est, à tous les sens du terme, une pensée de crise : non pas simplement une réflexion sur les issues possibles de la crise du régime, mais véritablement une pensée conduite en régime d’exception. L’axiome posé par Carl Schmitt, à savoir que c’est l’exception qui est la clef de l’intelligence de la « situation normale », est le révélateur inquiétant d’une direction que les juristes, même acquis à l’ordre constitutionnel existant, vont adopter de plus en plus aisément avec l’aggravation de sa crise. Ainsi, la théorie juridique paraît jouer à fronts renversés : le désordre, ce « néant normatif », paraît constituer sinon le paradigme, du moins la condition d’intelligibilité de l’ordre « normal » et normatif.