On ne peut tout à fait comprendre l’œuvre et la vie d’André Gide sans y marquer la place essentielle tenue par son amitié avec Eugène Rouart. De 1893 à 1936, les liens entre les deux hommes, souvent tendus, parfois distants, restèrent affectueux, malgré les événements et les idées qui ont pu les troubler. Leur Correspondance, une des plus importantes et des plus révélatrices parmi celles que Gide entretint avec les plus notables de ses contemporains, aborde des domaines très divers : la littérature, bien sûr, mais également les beaux-arts, la sexualité, la politique, l’industrie et le commerce, les affaires, l’agriculture... Élevé dans un milieu de peintres, de musiciens, d’hommes politiques, d’industriels, Rouart offrait à Gide de nombreuses ouvertures dans le monde culturel de son époque. L’homosexualité rapprocha les deux amis. C’est dans ses lettres à Rouart que Gide conçut le projet d’écrire Corydon. Dédicataire de Paludes, Rouart écrivit un roman, La Villa sans maître, qui inspira L’Immoraliste où les chapitres sur l’activité agricole en particulier portent l’empreinte de cet homme dont Gide dira que sa vie était « la plus compliquée, la plus foisonnante et la plus dramatique » qu’il ait pu voir. Antidreyfusard fougueux en 1898, Rouart devint quelques années plus tard un pilier de la IIIe République - maire, conseiller général, chef de cabinet d’un ministre important, enfin sénateur. Captivé par le caractère hors norme de son ami, Gide se laissa entraîner par lui dans diverses entreprises commerciales que la publication de ces lettres éclaire pour la première fois. Elles fournissent aussi des précisions inédites sur la crise que le ménage Gide traversa en 1916-1918 et d’où naquit La Symphonie pastorale. L’intensité avec laquelle Rouart poursuivait ses ambitions, écartelé entre sa vie publique et ses désirs intimes, trouvait en Gide, constamment à l’affût d’expériences psychologiques hors du commun, un observateur attentif, toujours prompt à mettre à profit les aventures d’autrui : c’est ainsi que Rouart, au sommet de sa carrière, membre de l’Académie d’Agriculture et sénateur de la Haute-Garonne, sera le modèle du Robert de L’Ecole des femmes.