Servius et la fortune
Georges Dumézil
Editeur: Editions Gallimard
L'"histoire" primitive de Rome enregistre moins le souvenir de faits, en tous cas très déformés, qu'une mythologie politico-religieuse plus ancienne que Rome et qui, par un processus bien connu, s'est rajeunie, localisée, historicisée, sans perdre sa signification. C'est ainsi que chacun des principaux rois figure, dans sa personne, dans sa geste et dans son œuvre, un des mécanismes ou concepts essentiels de la
société et du monde tels que les Romains les imaginaient : souveraineté terrible, créatrice, juvénile et chargée de magie avec le roi Luperque Romulus ; souveraineté organisatrice, réglée, de "senior" sinon sénile, et fondée sur le droit, avec le roi-prêtre Numa ; "imperium" militaire, humainement héroïque, avec Tullus Hostilius. Et c'est encore une autre forme de royauté qu'exprime le personnage de Servius Tullius, modèle traditionnel du "candidat", dévot et favori de la déesse Fortuna, esclave devenu roi par ses mérites soigneusement accumulés et valorisés, puis, une fois roi, instituteur du "census", c'est-à-dire du mécanisme par lequel, périodiquement, la situation de chaque citoyen est elle aussi appréciée, ses mérites valorisés, ses charges et ses droits précisés. La racine même du mot "census" est indo-européenne et, dans une direction surtout religieuse, mais non sans incidences politiques, elle joue un grand rôle dans les représentations du monde indo-iranien ancien. De plus, aux rois tels que Purûravas et Manu, qui représentent dans l'Inde les deux mêmes types de royauté que Romulus et Numa à Rome, se juxtapose le roi Prthu : dans la légende de Prthu survit la trace des anciennes élections des rois védiques ; c'est à l'occasion de sa consécration royale et pour énoncer ses mérites que naît fabuleusement le premier poète-panégyriste ; une fois roi, Prthu, par un vaste système de prestations réciproques, remet en ordre hiérarchique les hommes et généralement les êtres. L'examen parallèle des légendes de Prthu et de Servius fait apparaître en outre des détails épiques dont la rencontre ne peut guère être fortuite : tel le signé igné qui annonce la fortune des deux héros, ou l'énorme vache merveilleuse que chacun d'eux utilise pour son "service public".